Droits humains: quand l'Europe déclare « sûrs » des pays qui emprisonnent leurs opposants
- cfda47
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Dernière mise à jour : il y a 1 jour

La Commission européenne a franchi un cap inquiétant le mercredi 16 avril en proposant une liste de sept pays qualifiés de « sûrs » - le Kosovo, le Bangladesh, la Colombie, l'Égypte, l'Inde, le Maroc et la Tunisie - dont les ressortissants verraient leurs demandes d'asile traitées à la hâte, présumées d'avance infondées.
Comment, en effet, qualifier de « sûr » un pays comme la Tunisie, où plus de 50 personnes croupissent en prison pour avoir simplement exprimé leurs opinions ? Ou le Maroc, où Amnesty International recense au moins 50 prisonniers d'opinion avérés ? Ou encore l'Égypte, où l'on estime que plus de 60 000 prisonniers politiques sont actuellement détenus ?
L'Égypte : une répression à échelle industrielle
Le cas de l'Égypte est particulièrement révélateur du fossé entre la réalité des droits humains et la qualification de « pays sûr ». Depuis l'arrivée au pouvoir du président Abdel Fattah al-Sissi en 2014, la répression politique et sociale s'est intensifiée à un niveau rarement égalé dans l'histoire contemporaine du pays.
En janvier 2025, à l'approche de l'examen du bilan des droits humains de l'Égypte par l'ONU, les autorités ont intensifié les arrestations de figures de l'opposition comme Hossam Bahgat et Hisham Kassem. De simples créateurs de contenus, tel le TikTokeur Mohamed Allam, se retrouvent derrière les barreaux pour avoir osé critiquer le régime.
Cette répression s'accompagne de disparitions forcées et de torture, incluant des violences physiques, des décharges électriques et le refus de soins médicaux en détention. Des procès de masse, des condamnations à mort et de longues peines de prison sont prononcés sans respect des droits de la défense. Le massacre de Rabaa en août 2013, où plus de 1 000 manifestants ont été tués, reste un symbole de la brutalité du régime et de l'absence de justice pour les victimes.
Comment un pays peut-il être considéré comme « sûr » lorsque les personnes qui critiquent pacifiquement leur gouvernement risquent non seulement l'emprisonnement, mais aussi la torture et la mort ?
La Tunisie : un régime qui musèle systématiquement ses critiques
Depuis que le président Kaïs Saïed a pris le contrôle des institutions en juillet 2021, la Tunisie vit au rythme des arrestations arbitraires. Des figures politiques de premier plan comme Abir Moussi du Parti destourien libre ou Rached Ghannouchi d'Ennahda ont été emprisonnées. Les avocats comme Sonia Dahmani, les journalistes comme Mohamed Boughalleb, et même de simples citoyens s'exprimant sur les réseaux sociaux sont poursuivis pour des chefs d'accusation aussi vagues que la « conspiration contre l'État » ou la « diffusion de fausses informations ».
La Commission européenne reconnaît pourtant elle-même que « des personnalités politiques, des militants, journalistes et avocats ont été arrêtés ou détenus » en Tunisie. Mais par un étrange calcul moral, elle estime que « les actes de répression n'atteignent pas un niveau qui permettrait de parler d'une situation de répression systématique à grande échelle ». À partir de combien de journalistes emprisonnés un pays cesse-t-il d'être « sûr » ?
Le recours aux tribunaux militaires pour juger des civils et l'utilisation de la législation sur la cybercriminalité pour poursuivre des dissidents montrent une justice instrumentalisée qui peut difficilement garantir la sécurité des personnes ayant des opinions politiques divergentes.
Le Maroc : une répression sophistiquée derrière une façade de modernité
Au Maroc, la répression se fait plus ciblée mais tout aussi efficace. Des figures emblématiques du journalisme indépendant comme Omar Radi, Soulaimane Raissouni et Taoufik Bouachrine ont été condamnés à de longues années de prison avant d'être libérés en juillet 2024. Leur crime ? Avoir pratiqué un journalisme critique. Des militants des droits humains comme Fouad Abdelmoumni se retrouvent condamnés pour un simple post sur Facebook, tandis que les membres du mouvement social Hirak du Rif continuent de payer le prix de leur mobilisation pacifique.
Les autorités marocaines recourent systématiquement à des chefs d'accusation comme la « diffusion de fausses informations » ou l'« atteinte à la sécurité de l'État » pour faire taire les voix dissidentes. Plus insidieuse encore est la stratégie consistant à discréditer les opposants par des accusations de mœurs, accompagnées de campagnes de diffamation orchestrées.
L'Algérie, bien que non incluse dans la liste actuelle, présente une situation tout aussi préoccupante avec au moins 225 détenus d'opinion recensés. Parmi les cas emblématiques figurent les journalistes Ihsane El Kadi condamné à une lourde peine de prison avant d'être gracié, ou encore Maustapha Bendjama qui a purgé un un de prison. De nombreux militants et activistes du Hirak continuent d'être poursuivis ou emprisonnés. Le pouvoir a également procédé à la dissolution de plusieurs partis politiques d'opposition, à la fermeture de médias indépendants, et est allé jusqu'à dissoudre la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme. Face à un tel tableau de répression systématique, ce pays pourrait-il malgré tout être le prochain à rejoindre la liste des pays dits "sûrs", au mépris de ces violations flagrantes des droits fondamentaux ?
Une initiative fondée sur des critères contestables
Cette initiative de la Commission européenne s'appuie sur un seuil révélateur : les pays où 20% ou moins des demandeurs obtiennent une protection internationale seraient éligibles à cette procédure accélérée. La bureaucratie migratoire transforme ainsi un faible taux de reconnaissance en preuve de sûreté, ignorant que ce taux peut lui-même résulter de politiques restrictives préexistantes.
La Commission affirme que chaque demande d'asile continuera d'être évaluée individuellement, mais les organisations de défense des droits humains redoutent que cette garantie ne soit qu'une façade face à la volonté politique d'accélérer les renvois.
Cette proposition, qui doit encore être approuvée par le Parlement européen et les États membres, rappelle une tentative similaire abandonnée en 2015. L'Italie, qui pousse particulièrement ce dossier, y voit déjà « un succès du gouvernement italien ».
Pendant ce temps, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme et de nombreuses ONG continuent d'appeler à la libération des détenus d'opinion dans ces mêmes pays que l'Europe s'apprête à déclarer « sûrs ». Le Parlement européen lui-même dénonce régulièrement la situation alarmante des droits humains en Égypte, tout en laissant la Commission qualifier ce même pays de « sûr ».
Un paradoxe qui révèle le fossé grandissant entre la protection des frontières européennes et celle des droits humains fondamentaux.
Sophie K.
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