Dans la prestigieuse enceinte du restaurant Drouant, l'onde de choc littéraire résonne encore. Kamel Daoud, figure protéiforme de la littérature francophone, vient d'entrer dans le panthéon des lettres en devenant le premier auteur algérien à décrocher le Saint Graal des prix littéraires français. Son roman “Houris”, véritable uppercut narratif, bouscule les consciences et transgresse les silences imposés.
L'œuvre, aussi audacieuse que périlleuse, s'immisce dans les méandres de la “décennie noire” algérienne, cette période sanglante où le pays s'est déchiré entre 1992 et 2002. Daoud, en funambule des mots, orchestre un dialogue saisissant entre deux voix : celle d'Aube, jeune femme marquée physiquement et psychologiquement par les affres du conflit, et celle d'un chauffeur-libraire, véritable bibliothèque ambulante des horreurs passées.
Ce qui frappe dans cette composition, c'est l'architecture narrative bifide qui épouse la dualité du trauma national. D'un côté, le monologue viscéral d'Aube, adressé à son futur enfant, résonne comme un testament intime ; de l'autre, la parole débordante du chauffeur-libraire déroule le fil d'une mémoire collective assourdissante. Entre ces deux voix se dessine une cartographie de la douleur, un road trip cathartique à travers une Algérie hantée par ses fantômes.
L'attribution de ce prix à Daoud n'est pas anodine. Ancien journaliste du “Quotidien d'Oran” devenu chroniqueur au “Point”, l'écrivain s'est imposé comme une voix dissidente, oscillant entre deux rives de la Méditerranée. Son roman, interdit en Algérie, cristallise les tensions mémorielles qui persistent : alors que la charte pour la paix impose un silence sur les “blessures de la tragédie nationale”, Daoud choisit de les faire suinter à travers une prose incandescente.
Onze ans après “Meursault contre-enquête”, qui revisitait magistralement “L'Étranger” de Camus, Daoud confirme sa capacité à transmuter le réel en une matière littéraire incandescente. “Houris” n'est pas simplement un roman sur la guerre civile ; c'est une œuvre qui questionne la possibilité même de la parole après le trauma, une exploration des limites du dicible et de l'indicible.
Dans le sillage d'écrivains comme Kateb Yacine ou Assia Djebar, Kamel Daoud s'affirme comme un passeur de mémoires, un écrivain qui refuse la prescription du silence. Son Goncourt résonne comme une victoire de la littérature sur l'amnésie imposée, comme un rappel que les mots, même les plus douloureux, sont parfois le seul remède contre l'oubli.
Sophie K.